La représentation visuelle sur scène du symbolisme religieux,

avec pour but d’entraîner le public à la confession

La scène de la moralité est la représentation de la topographie morale. Miroir reflétant le monde interne et invisible de tout homme, elle abolit la frontière entre le monde matériel et le monde spirituel. L’abstrait invisible devient ainsi le concret visible sous les yeux mêmes du spectateur de manière à mieux gagner son attention. De plus, à l’époque des moralités, les pièces mises en scène faisaient montre d’une profusion de supports visuels qui ne pouvait que retenir l’attention et l’intérêt du public. S’il est bien évident que la liste des supports utilisés diffère d’une pièce à l’autre dans son étendue, il n’en reste pas moins remarquable de constater que ces supports obéissaient à une hiérarchie très stricte. La pièce la plus couramment montrée en exemple, parce qu’il nous en est resté une reproduction graphique détaillée, est la Passion de Valenciennes qui ne fait pas moins état d’une dizaine d’emplacements, tous situés sur scène dans un ordre (théo-)logique irréfutable : le paradis et l’enfer sont placés aux deux extrêmes de la scène, les limbes jouxtent l’enfer alors que le temple est proche du paradis ; quant au palais, il se trouve au milieu. Nous nous proposons ici d’examiner le symbolisme visuel et sa corrélation avec le sacrement de pénitence dans trois moralités françaises : Homme Juste et Homme Mondain, Homme Pécheur et Bien-Avisé, Mal-Avisé.

Dans ces pièces, nous retrouvons l’ordre décrit ci-dessus, même si les indications scéniques font parfois cruellement défaut. En effet, la présentation géographique des lieux et les déplacements des divers personnages sont somme toute assez parallèles et reflètent toute une symbolique morale. Homme Juste et Homme Mondain, ainsi que Bien-Avisé, Mal-Avisé, utilisant toutes deux deux personnages pour figurer le genre humain, font état d’un double chemin représentant la vie de l’homme, selon qu’il est juste ou non. Tout homme a donc un choix clair à faire : suivre Dieu et ses préceptes ou se détourner de Dieu (et de ses préceptes). Mais quelque soit sa décision, l’homme en subira les conséquences, quelles soient positives (il sera sauvé et ira au paradis) ou négatives (il sera perdu et ira en enfer). Les prologues d’Homme Juste et Homme Mondain et de Bien-Avisé, Mal-Avisé représentent ainsi ce choix :

Deux chemins lung adressant au palais de salvation et lautre adressant au lieu de perdicion. Avecques les gens de lung et de lautre et des enseignemens quilz doyvent a deux povres humains/ lung. lhomme juste/ et lautre lhomme mondain/ lesquelz prennent chascun sa voye/ Cestassavoir lhomme juste ensuyt la voye de salvation/ et lhomme mondain la voye de perdicion. (427)

Veez paradis en ce hault estre

Ou est Jesus le roy celeste,

Saint Michiel et Saint Gabriel. [...]

Et veez cy le destre chemin [...]

C’est des vertus la droitte voye; [...]

Et veez cy le chemin senestre [...]

En ceste valee est Enfer (1-2)

Dès ces quelques lignes d’introduction, on voit nettement les places accordées à tout un chacun. La situation dans Homme Pécheur est légèrement différente puisque nous avons affaire cette fois à un protagoniste unique. On retrouve toutefois la même dichotomie entre Dieu qui a donné un bon ange (ainsi que Conscience, Raison, Franc-Arbitre et Entendement) à l’homme « pour faire son sauvement » (115) tandis que le Monde, Sensualité, le diable et Péché cherchent à « le mener a perdicion » (115). Les deux voies opposées ne sont pas aussi explicites que dans les deux autres pièces mais elles n’en sont pas moins présentes. En effet, Homme Pécheur suivra tour à tour le mauvais chemin, puis le bon chemin.

Dû aux croyances de l’époque, le paradis est représenté « en haut », alors que l’enfer se situe « en bas » et ce, dans toutes les pièces. D’ailleurs, quand les anges arrivent sur scène pour se mettre en relation avec les humains, ils « descendent » du paradis sur terre (Homme Juste et Homme Mondain, 452 & 463 ; Bien-Avisé, Mal-Avisé, 106 ; Homme Pécheur, 412) ; il n’en est pas de même pour les diables qui sortent simplement de l’enfer (Homme Juste et Homme Mondain, 696 & 767). Il ne fait aucun doute que ce symbolisme est directement tiré de la Bible ; on retrouve en effet cette thématique tout au long des Ecritures. Le royaume de Dieu est aussi appelé le « Royaume des Cieux » et Jésus « monte » rejoindre son père pour prendre place à ses côtés. A l’inverse, l’enfer se trouve au centre de la terre et c’est là que Jésus descendit quand il fut crucifié (Matthieu 12 :40 ; Romains 10 :7). De même que Jésus monta aux cieux, Homme Juste est « monte en vie celeste » (Homme Juste et Homme Mondain, 785) et Bien-Avisé monte vers la joie « la-haut es cieulx en paradis » (Bien-Avisé, Mal-Avisé, 105). Il existe ainsi une hiérarchie très stricte des différentes mansions, surtout dans Homme Juste et Homme Mondain qui est la pièce la plus développée : le paradis est divisé en deux parties, l’une avec les anges et les saints (notamment les juges de l’âme d’Homme Juste) et l’autre avec la Trinité et Notre Dame (Homme Juste et Homme Mondain, 808 & 822) ; le tout dans un ordre très précis. Le palais de Salvation se trouve juste sous le paradis (Homme Juste et Homme Mondain, 468 & 595) et l’Eglise se trouve « assez pres de » ce dernier (Homme Juste et Homme Mondain, 659) alors que Perdition jouxte l’enfer (Homme Juste et Homme Mondain, 473).

Les trois pièces insistent notamment sur la position en contrebas de l’enfer : tour à tour appelé, « gouffre » (Homme Juste et Homme Mondain, 503, 765, 767 ; Homme Pécheur, 226), « puits » (Homme Juste et Homme Mondain, 700 ; Bien-Avisé, Mal-Avisé, 78, 101), ou « abîme profond » (Homme Juste et Homme Mondain, 451, 641 ; Homme Pécheur, 220, 124), il est situé en aval (c’est-à-dire en bas) et à gauche (Homme Juste et Homme Mondain, 503 ; Homme Pécheur, 285); quant à Envie, elle est la trappe de l’enfer (Homme Juste et Homme Mondain, 478), suggérant par là que l’enfer se situe au-dessous. En fait, l’entrée de l’enfer doit se situer à même la scène, porte vers un gouffre souterrain. Ce symbolisme va encore plus loin dans Bien-Avisé, Mal-Avisé où Humilité explique que la vertu « élève » alors que le vice « abaisse ». Or, au Moyen-Age, les vertus sont parfois graphiquement représentées par les degrés d’une échelle à laquelle l’homme grimpe pour pouvoir atteindre la couronne de vie éternelle, c’est-à-dire le paradis (cf Origène, Honoré d’Autun). Au contraire, les vices cherchent à faire tomber l’homme de l’échelle : Orgueil « deboute les gens de haut en bas » (Bien-Avisé, Mal-Avisé, 84). C’est ainsi que l’homme pécheur est « cheut en pechie » (Bien-Avisé, Mal-Avisé, 14, 63 ; Homme Pécheur, 115) tout comme Lucifer fut jeté à bas de paradis parce qu’il voulait être aussi puissant que Dieu (Homme Juste et Homme Mondain, 451 ; Isée 14 : 3-15).

Sur le même plan que le symbolisme haut-bas, existe dans les pièces le symbolisme droite-gauche. La voie (de) droite est le chemin du juste. Les termes sont d’ailleurs souvent utilisés indifféremment dans la Bible : l’homme juste suit le droit chemin (Proverbes 1 : 3 ; Proverbes 2 : 20) et nous serions presque tentés de dire le chemin « à droite » ou « de droite ». Ce rapprochement peut sembler forcé ou fortuit mais il n’en est point ainsi ; en effet, le terme de droit signifiant juste en vint à indiquer aussi la place géographique dans l’espace. L’étude étymologique des termes dans le Littré l’explique formellement : « la droite voie est, en termes de dévotion, la voie du salut » (Littré, 1243). Dans les pièces, droit(e) est encore utilisé pour signifier la rectitude et la probité tandis que dextre est le lieu ou la situation géographique ; la confusion se fit en effet plus tard, au seizième siècle (Littré, 1245). Nous pensons que ce rapprochement vient notamment du fait que Jésus est assis à la droite de Dieu (Matthieu 26 : 64 ; Actes 2 : 34b & 7 : 55); or, Jésus est le juste, le seul sans iniquité. De la même manière, ceux qui trouveront faveur aux yeux de Dieu sont les justes qui suivront le droit chemin. Jésus fit cette distinction on ne peut plus nette dans un discours que l’on considère comme illustrant le jugement dernier, discours où il sépare les brebis des boucs (c’est-à-dire les bons des mauvais) en mettant les premiers à droite pour qu’ils reçoivent le royaume de Dieu et la vie éternelle (versets 33, 34 et 46) alors qu’Il placera les autres à gauche et les condamnera au feu éternel préparé pour le diable (versets 33, 41 et 46). La main droite représente aussi dans la Bible la puissance de Dieu, notamment pour vaincre ses ennemis (Exode 15 : 6 ; Psaumes 21 : 9). Ceux qui se trouvent à droite peuvent donc prétendre à la protection de Dieu contre ses ennemis (diables ou vices). Maintenant si le chemin de droite est celui du juste, le chemin du mauvais est, par conséquent, le chemin senestre (c’est-à-dire, à gauche) dont l’étude étymologique du terme nous apprend qu’il donna « sinistre », c’est-à-dire ce qui est mauvais, qui appartient au diable (Littré, 1244). Nous avons déjà cité les deux passages au début d’Homme Juste et Homme Mondain et de Bien-Avisé, Mal-Avisé sur les voies à suivre, celui de Bien-Avisé, Mal-Avisé étant on ne peut plus explicite de par les termes utilisés. Dans Homme Pécheur, on trouve deux arbres : celui de droite est celui des vertus, donc du bien, alors que celui de gauche est celui des vices, c’est-à-dire du mal (194-195). Dans Homme Juste et Homme Mondain, le premier ange dit à Homme Juste qu’il lui apprendra le « droit chemin » (547). On lui conseille de toujours suivre la « droicte sente » pour atteindre la couronne céleste (503), la « droite voie » pardurable, c’est-à-dire éternelle (509) ou encore la « voye de droicture » (824). Il importe d’ailleurs de souligner que quelque soit le chemin pris, l’homme aura accès à la confession mais celle-ci est liée au droit chemin, c’est-à-dire que l’homme doit se confesser s’il veut accéder au droit chemin qui le conduira au salut éternel.

Autre fait intéressant des pièces Homme Juste et Homme Mondain et Bien-Avisé, Mal-Avisé, chacun des protagonistes a deux « anges » qui le suivent et le conseillent, mais l’ange de Dieu est à la droite de chaque homme tandis que l’autre ange (en fait, un diable déguisé en ange) se tient à la gauche de chaque homme : « Lung me vient souffler a la dextre qui a mon povre sens trouble Lautre me corne a la senestre » (500). Cette distinction entre la droite et la gauche n’est pas seulement une manière comme une autre, même théologique, de placer les différentes mansions sur la scène mais représente deux pôles diamétralement opposés de l’univers moral tel qu’il s’offre à l’homme. Peter Houle l’explique ainsi, « by borrowing the basic stage design of the mystères and passions – Dieu uppermost at one end of the stage and Lucifer at the other – Simon Bougoin declared visually that radical and irreconcilable opposition of Good to Evil with which the moralities were especially concerned » (Houle, 15). Toujours selon Houle, la scène devient ainsi une interprétation de la cosmographie morale en termes dualistes (15). Nous voulons d’ailleurs, à cet effet, corriger ce qui constitue pour nous une interprétation erronée que Houle fait des indications scéniques dans Homme Pécheur et Homme Juste et Homme Mondain dans sa thèse (Bien-Avisé, Mal- Avisé est mentionné mais n’y figure pas). Pour rendre plus explicite aux yeux du lecteur comment se présente la scène avec ses divers emplacements et personnages, il fournit un dessin de la scène telle qu’il la conçoit. Ces dessins sont très clairs et respectent assez fidèlement les indications que l’on trouve dans les pièces, y compris jusqu’aux mouvements des personnages sur la scène ; là où nous nous opposons à sa vision des scènes est l’interprétation qu’il fait des données concernant la droite et la gauche de la scène. En effet, Houle nous montre l’Enfer à gauche de la scène tandis que Dieu se trouve sur la droite, tels que nous pouvons les voir si nous faisons face à la scène. De même, Homme Mondain prend le chemin de gauche et se dirige vers le palais de perdition, situé juste devant l’enfer, alors qu’Homme Juste choisit la voie de droite et chemine vers le palais de salvation, devant le paradis ; Homme Pécheur, lui, va d’abord sur la gauche où se trouve le jardin du monde et tous les vices, puis, alors qu’il veut se confesser, se rend sur la droite vers le jardin de pénitence et les vertus. Les chemins de gauche et de droite sont de nouveau situés de telle manière par rapport aux spectateurs qui se trouvent devant la scène. Or, nous pensons, et la reproduction de la Passion de Valenciennes qui nous est restée confirme nos dires, que ces notions de droite et de gauche doivent être situés sur la scène par rapport aux acteurs et non aux spectateurs. En effet, ce sont les acteurs qui se déplacent sur la scène et qui doivent donc se rendre sur leur gauche (c’est-à-dire vers notre droite) s’ils suivent le mauvais chemin et sur leur droite (c’est-à-dire vers notre gauche) s’ils suivent le bon chemin. Pareillement, l’enfer doit se trouver à leur gauche (donc à notre droite) et le paradis à leur droite (donc à notre gauche). L’erreur de Houle est tout à fait compréhensible car il est plus facile, voire même plus logique, pour le spectateur de se représenter les emplacements selon sa propre perspective plutôt que selon celle des acteurs mais cette solution de facilité fausse la perspective théologique, perspective primordiale pour le théâtre médiéval, et notamment pour nos pièces. Les acteurs jouant les protagonistes sont censés représenter le spectateur qui regarde la pièce et à qui il est suggéré qu’il s’identifie : ils jouent donc le drame qui se déroule pour le spectateur et celui-ci est invité à prendre part à l’action en s’imaginant à la place de l’acteur. S’il est alors physiquement présent devant la scène, le spectateur se retrouve mentalement sur la scène, au même titre que les acteurs. Il ne fait donc aucun doute que la gauche et la droite doivent se situer par rapport à l’acteur et non au spectateur. Ce qui importe est, de fait, ce qui se passe sur la scène car c’est là que se joue le sempiternel drame humain.

Un autre aspect éminemment visuel est celui des habits des acteurs. Que ceux-ci portent des vêtements simples ou élaborés, il nous en est toujours donnée une description, même si celle-ci est parfois peu détaillée. Quant au changement de vêtements récurrent dans les pièces, il est fondamental puisqu’il correspond à un changement dans la conduite de l’homme. L’ajout ou l’enlèvement de vêtements devient ainsi signe extérieur d’une réalité spirituelle et morale interne. Les habits des protagonistes sont tout simplement des vêtements tels qu’en portent les hommes à l’époque, rapprochant encore par là le spectateur de l’action qui se déroule. Les spectateurs ne pouvaient donc que s’identifier à ces vêtements et à la profession ou au statut qu’ils représentent. Mais les vêtements trahissent non seulement le statut social, ils révèlent aussi le statut moral de l’homme. Tout au long de la pièce, les vêtements que portent l’homme évoluent donc au même titre que ses choix moraux.

Au début des pièces, Homme Pécheur, Homme Juste et Homme Mondain sont dans un état pré-chute : « nus » (Homme Juste et Homme Mondain, 4; Homme Pécheur, 2) et sans connaissances. Cet état est réminiscent d’Adam et Eve dans le jardin d’Eden : c’est en effet seulement après la tentation qu’ils se rendent compte de leur nudité et cherchent à se couvrir, ce qui aboutira à la chute originelle, c’est-à-dire leur expulsion d’Eden et, par conséquent, de la présence de Dieu. Le port d’un vêtement signifie donc l’état pécheur de l’être humain. On aperçoit ainsi la dichotomie entre Homme Juste et Homme Mondain dès le début car Homme Juste se préoccupe d’avoir un maître qui les instruira de manière à « cognoissance avoir » (430) alors que la seule chose qui intéresse Homme Mondain est d’avoir des vêtements pour leurs « poures corps couvrir » (430). La vue d’autres personnages parés de beaux atours est une des choses qui perd Homme Mondain et Homme Pécheur alors que Bien-Avisée est dépouillé des siens par Humilité et finit vêtu simplement. Les pertes et accumulations qui s’ensuivent sont alors la réflection de leur choix moral, bon ou mauvais. La richesse des vêtements est donc inversement proportionnée à la sagesse du choix moral. Liée à la symbolique des vêtements (et par extension des richesses ou biens en tous genres) est celle de la roue de la Fortune, représentant les quatre états matériels de l’homme (Regnabo, Regno, Regnavi, Sum-Sin-Regno). Cette roue permet en effet d’insister de façon visuelle sur le côté éphémère de ce que nous pouvons obtenir alors que les richesses que Dieu nous réserve sont certes intangibles mais dureront à jamais car elles sont éternelles. Les vêtements-parure sont ainsi un signe visible des péchés qui corrompent l’âme (cf 1 Timothée 2 :9). Par contre, le port du vêtement de pénitent trahit, lui, la contrition et les vices qui sont chassés hors de nous par l’aveu même que nous en faisons.

Toujours dans le thème des vêtements, il y a celui, plus subtil, des déguisements. Il suffit de lire les pièces pour constater que certains personnages sont déguisés et ce, pour mieux tromper d’autres personnages. Comme la tromperie est associée aux hommes du mal, ce sont souvent les diables qui se déguisent et le déguisement qu’ils choisissent est celui d’un ange. Or, nous le savons, les diables sont des anges déchus qui ont suivi Lucifer, lui-même ange déchu. Bannis sur la terre, ils se déguisent en anges (cf 2 Corinthiens 11 : 13-14) pour mieux entraîner l’homme à pécher et l’homme doit alors être en communion intime avec l’Esprit Saint pour voir au-delà de l’apparence et reconnaître le mal derrière le visage du bien. Comme nous l’avons vu précédemment dans Homme Juste et Homme Mondain ainsi que dans Homme Pécheur, chacun des protagonistes est accompagné de deux anges qui le suivent pour mieux le conseiller et le guider dans la voie du bien et/ou du mal. Or, si celui de droite est sans conteste un être céleste envoyé par Dieu, celui de gauche, un instrument de Satan pour rallier l’homme et l’entraîner en enfer, est déguisé en ange, de manière à pouvoir plus facilement manipuler l’homme. En effet, ce déguisement met « l’ange » mauvais sur un pied d’égalité avec le bon ange, du moins dans la perspective humaine, et l’homme ne sait alors plus quels conseils suivre puisque ces conseils, opposés bien évidemment à ceux du bon ange, semblent venir également d’anges. De la même manière que les diables se déguisent en anges, on retrouve cette duplicité chez Fortune. En effet, Fortune possède deux visages ou plutôt deux moitiés de visage qui s’opposent : l’une blanche et l’autre noire. Ce double visage est la preuve physique de sa traîtrise envers les hommes : elle les attire grâce au côté attrayant pour mieux les perdre ensuite. L’enseignement qui ressort de tout cela, et que l’on retrouve dans les trois moralités, est qu’il ne faut pas rechercher des habits riches, signes extérieurs d’une richesse toute matérielle, mais au contraire s’occuper de son âme sans se préoccuper de l’apparence de son corps. C’est en effet l’âme seule qui importe puisque c’est elle qui est éternelle alors que le corps n’est que temporel et retournera vite à la terre dont il est sorti.

On ne peut parler du symbolisme des vêtements sans aborder celui des couleurs qui lui fait pendant : les couleurs représentent, en effet, au même titre que les vêtements, la nature vertueuse ou non des personnages. De plus, l’utilisation sur la scène de couleurs bien déterminées souligne et renforce l’enseignement visuel des pièces. Les deux couleurs qui sont un constante sont bien évidemment le blanc et le noir. Le blanc, signifie, outre l’innocence, la pureté, voire la joie. Il est également essentiel de comprendre que le blanc biblique est utilisé pour décrire tous ceux qui sont associés à la gloire de Dieu, que ce soient les êtres célestes (tels les anges ou le Christ) ou les êtres transfigurés (les saints qui sont purifiés de leurs péchés ; Apocalypse 3 : 4). Si le blanc est la couleur du Christ et des justes, le noir est celle de Satan ou de ceux qui le suivent, ainsi que la couleur qui a tendance à régner ici-bas en ce monde. Nous apprenons dans la Genèse que Dieu créa l’homme à son « image » (Genèse 1 : 27) mais le péché originel faussa cette image à tout jamais en tachant le pécheur de sa souillure. La peccabilité de l’homme est alors décrite comme une tache (Homme Pécheur, 134, 140; Bien-Avisé, Mal-Avisé, 36, 63, 74, 105 ; Homme Juste et Homme Mondain, 571, 626, 737) car avant de provoquer l’homme à agir tel qu’il le fit, le péché corrompit son esprit, de pur le rendant impur, et l’homme fait maintenant partie des ténèbres puisqu’il est sous l’emprise de Satan. Tout ce qui fait référence aux diables, à Satan, aux vices et à l’enfer est également décrit en termes de couleur noire ou sombre (Homme Pécheur, 185, 233, 290-291, Homme Juste et Homme Mondain, 687, 871, 848 ; Bien-Avisé, Mal- Avisé, 97, 99). A l’inverse, le blanc est lié à une vertu (Homme Juste et Homme Mondain, 585) ; quant à Franc-Arbitre, toute couleur lui plaît (Homme Pécheur, 166)! La couleur pâle est d’ailleurs rejetée par les vices (Bien-Avisé, Mal-Avisé, 21 ; Homme Pécheur, 322, 145) tandis qu’eux sont souvent fardés (Homme Juste et Homme Mondain, 585, 753 ; Homme Pécheur, 136).

Bien qu’examiner la robe de Conscience du protagoniste dans Homme Pécheur appartienne également à la catégorie des vêtements, nous avons préféré garder cela pour la partie sur les couleurs car nous estimons que les couleurs de la robe de Conscience expriment le mieux, et de manière la plus théâtrale, l’enseignement théologique de la pièce. Alors qu’on la donne à Homme Pécheur, Conscience est « clere/ blanche belle et honneste » (263) mais très vite, à cause des péchés de l’homme, sa robe devient progressivement « maculee » (181, 196, 86, 88, 90, 95, 97, 101), au fur et à mesure que l’homme s’enfonce dans le péché : de fait, Péché met un signe (représentant les armes du vice capital) sur la robe de Conscience à chaque fois qu’Homme Pécheur embrasse un vice et commet, par consentement (195), le péché qui y correspond (200-214). Horrifiée par son aspect, qu’Homme Pécheur ne remarque pas, elle ne cesse de se lamenter et apostrophe Homme Pécheur pour qu’il la nettoie, ce à quoi il finit par consentir (215). Mais Confession insistera que cela ne peut se faire qu’avec « de l’eau nette et pure » (333), c’est-à-dire les larmes sincères de l’homme pécheur, preuve de son repentir. Elle arrivera ainsi à rendre la Conscience « embouée » (335) d’Homme Pécheur « toute blanche [...] et pure et nette » (357, 369). Suivant la progression de l’aveu des péchés capitaux par Homme Pécheur, Confession (présentée comme la vertu qui lave et efface tout péché par l’eau de contrition, 134) arrivera alors à tout « efface[r] » (374). Il est tout de même spécifié que, des trois parties de la confession (contrition, confession ou aveu et satisfaction), c’est Satisfaction qui « efface » le plus les péchés (374). Avec cette scène, très explicite et éminemment visuelle, le public se rendait ainsi mieux compte à quel point chaque geste, chaque parole, chaque pensée affectait son état de pureté vis-à-vis de Dieu. Il s’agit donc d’une responsabilité personnelle des péchés qui ne peut être contrebalancée que par celle, tout autant personnelle, de la confession. La décision doit venir de l’homme même et la confession doit être sincère et complète pour être efficace.

Nombre d’objets ayant un symbolisme spécifique sont utilisés sur la scène mais il en est deux que nous voulons particulièrement mentionner ici. Ce sont les armes qu’utilisent les vices pour s’assurer de ne pas perdre les humains et le livre des œuvres. De la même manière que les péchés nous tachent et que seul Jésus (par l’intermé-diaire de notre baptême ou de notre confession) peut nous laver de cette tache, les péchés nous lient et les vertus nous délient. La dialectique que le péché asservit l’homme se retrouve partout dans les écrits pauliniens (voir notamment les chapitres 6, 7 et 8 de l’épître aux Romains) où sont mentionnés des termes tels que « esclaves » et « asservis » et leurs contraires « libérés » et « affranchis ». Paul explique en effet que le péché qui règne sur l’homme le rend esclave du mal et que seule la grâce venant de Dieu par la mort rédemptrice de son fils Jésus peut nous dégager de la dominance du péché. Nous retrouvons cette même dialectique dans les deux premières pièces de notre corpus théâtral. La scène la plus flagrante est celle que l’on trouve dans Homme Juste et Homme Mondain où Orgueil et tous les vices, les uns après les autres, lient Homme Mondain (673-683). Ce n’est qu’en se confessant qu’il pourrait être délié des péchés (756) mais il ne le fera pas. Dans Homme Pécheur, par contre, après que Maladie fit remarquer à Homme Pécheur que « le diable et pechie / [L]ont tant lye et empeschie / Que tous les sept pechies mortelz / [L]e tiennent saysi » (229), celui-ci, rempli de remords, promet à Justice qu’il compte se détourner des péchés et se confesser. Contrition dira ainsi au Prêtre que par son vrai remords, il a presque rompu les liens des péchés qui le retiennent (331). Sa confession proprement dite fera le reste.

Le livre des œuvres, lui, se distingue non plus seulement au niveau des vices et des vertus mais au niveau, cette fois, de la représentation du salut ou de la damnation de l’homme au moment de sa mort. Objet se retrouvant, au moins mentionné, dans les trois moralités et intimement lié au fait de mener une vie vertueuse ou non, et par là d’accéder à la vie éternelle, c’est un livre où se trouvent inscrites les œuvres faites durant la vie sur terre. Au moment du jugement dernier, ce livre sera ouvert et chacun sera jugé selon ce qu’il y sera inscrit (cf Apocalypse 3 : 20). Même si Bien-Avisé, Mal-Avisé ne fait pas usage de la scène de jugement finale, l’image du livre est néanmoins utilisée. En effet, Patience conseille à Bien-Avisé d’ « estudie[r] tout a [s]on aise / Au livre de [s]a conscience » (67), assimilant de cette manière la conscience de Bien-Avisé à un livre où toutes ses oeuvres sont inscrites. Dans Homme Pécheur, Conscience présente son livre à Justice (287). S’ensuit une longue description de tout ce qui y est noté par Justice qui énumère tous les péchés que l’homme a commis; non seulement les sept péchés capitaux, mais d’autres également (287-288). Le diable se réjouit bien sûr de cette longue énumération qui prouve l’état peccable de l’homme (il n’y a d’ailleurs rien d’écrit sur le livre du bien, 289), mais la confession de ce dernier changera tout. De fait, après que l’homme se fut confessé en lisant ses péchés dans le livre de Conscience (351), le diable ouvrira le livre pour découvrir alors que ce dernier est vierge de toute écriture (373). Comme le diable le remarquera amèrement, la confession de l’homme a « efface » (374) tous les mauvais actes commis par l’homme pécheur de sur son livre comme la Bible nous enseigne que Dieu « efface » nos péchés si nous les confessons (1 Jean 1: 9). On trouve également ce livre dans Homme Juste et Homme Mondain où Justice prend les deux livres que portaient l’âme de l’homme juste (« sur lung des livres aura escript Bien et sur lautre Ma l», 819) et les pèse sur sa balance. C’est malheureusement le livre du mal qui fera pencher la balance et l’âme dévote devra donc prier Miséricorde, tous les saints du paradis et la Vierge Marie pour demander son accession au paradis. Dieu lui accordera enfin une lettre de quittance qui, ajoutée dans la balance du côté du bien, fera pencher la balance du bon côté, provoquant ainsi le salut de l’homme, mais ce ne sera que grâce à son séjour au purgatoire que s’effacera le livre du mal (son fardeau « fond » en effet, au contact de la chaleur du feu du purgatoire, 855-857 et 869).

On voit donc le rôle fondamental que joue la pénitence dans le fait d’effacer les péchés qui sont inscrits dans le livre des œuvres de tout homme (Homme Pécheur a ainsi décidé de faire sa confession au prêtre pour effacer le livre de Conscience, 375) bien que dans la pièce Homme Juste et Homme Mondain elle ne soit aussi efficace, l’auteur étant plus intéressé à montrer le passage de l’âme par le purgatoire avant d’accéder au salut suprême (il est en effet dit qu’on va au purgatoire afin de faire pénitence, 849). C’est ainsi la pièce la plus complète puisque dans les deux autres une simple confession permet d’effacer le mal du livre des œuvres alors que, dans cette dernière, avec le jugement dernier, il y a encore le passage au purgatoire. De fait, rappelons qu’à l’époque, on estimait qu’il valait mieux donner au pénitent des peines moins légères, quitte à ce qu’il passe au purgatoire avant d’atteindre le paradis, plutôt que de l’affliger d’une pénitence lourde qu’il ne pourrait pas accomplir et risquerait donc de l’envoyer en enfer (cf Gerson, chapitre II).

 

Les symboles, qu’ils soient bibliques, plus simplement religieux, voire même culturels, foisonnent dans les pièces. Comme le résume Ribard : « nombres, couleurs, costumes, nom aussi » sont autant de « signes, qui, à coup sûr, mettaient en alerte le spectateur médiéval, servaient comme de tramplin à l’imagination pour atteindre, par ce biais, à l’autre forme de symbolisme, moins concrète, plus intellectuelle, quoiqu’encore largement imagée, celle d’une thématique contrastée et signifiante : l’antithèse du haut et du bas, ciel/terre ou ciel/enfer » (114). Chaque symbole a sa signification et sa place particulières dans les pièces et s’établit dans le cadre même de la connaissance des spectateurs. Il s’agit de montrer au chrétien quelle vie mener avec une multitude d’exemples concrets permettant ainsi aux fidèles de mieux comprendre la conduite à adopter et à garder tout au long de leur vie. L’étude de la vie quotidienne montre qu’il y a à cette époque une véritable faim du spectacle et Rey-Flaud estime que c’est « pour répondre à cette exigence que toute notion abstraite doit se concrétiser dans un support que l’on puisse voir » (16), d’où l’importance des symboles utilisés tout au long des pièces. Ce symbolisme, visuel au plus haut point, ne pouvait que frapper l’imagination du public assistant au spectacle en soulignant les actions et paroles des personnages sur scène. Il est évident que les moralités cherchaient essentiellement à atteindre le spectateur pour le pousser à réagir et à agir en conséquence, que ce soit en continuant à mener une vie vertueuse basée sur le travail et la prière ou en se détournant des vices pour embrasser les vertus mais surtout en allant se confesser régulièrement.

Ouvrages Cités

Bien-Avisé et Mal-Avisé (voir Helmich)

Dictionnaire de théologie catholique. Vacant, A., E. Mangenot et E. Amann, dir. Paris: Librairie Letouzey et Ané,

1933.

Gerson, Jean. Œuvres complètes. Vol. 1 et 7. Paris: Desclée et Cie, 1968.

Helmich, Werner. Moralités françaises. Réimpression fac-similé. Genève: Editions Slatkine, 1980.

Homme Juste et Homme Mondain (voir Helmich)

Homme Pécheur (voir Helmich)

Houle, P.J. TA Comparative Study of the English and French Full-Scope Morality Drama. Dissertation: University of Massachussetts, 1972.

Konigson, Elie. L’espace théâtral médiéval. Paris: Editions du CNRS, 1975.

La Bible de Jérusalem. Paris: Editions du Cerf, 1998.

Littré, Emile. Dictionnaire de la langue française. Paris: Hachette, 1878.

Rey-Flaud, Henri. Pour une dramaturgie du Moyen-Age. Paris: PUF, 1980.

Ribard, Jean. "Théâtre et symbolisme au 13e siècle" IN The Theater in the Middle Ages. Leuven: Leuven

University Press, 1985.

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