Sujet : visualiser le Verbe

Auteur : Véronique Dominguez

Abréviations : J3/4 = 3e/4e Journée du Mystère ; AG = Arnoul Gréban

 

une expérience de Dieu.

Mystique et Passions théâtrales

 

I. la mystique et le mystère de la passion d’Arnoul Gréban

 

1. Pourquoi rapprocher la spiritualité mystique et le prototype des mystères de la Passion français ?

 

a. Etude lexicale et historique

- mystique adjectif dérivé de mystère : désigne ce qui a trait aux mystères de la foi, dès laThéologie Mystique de Denys l’Aréopagyte, référence glosée durant tout le Moyen Age ; exemples dans les commentaires d’Albert le Grand, [ Commentaire de la Théologie Mystique de Denys par Albert le Grand, Paris, édition et traduction de E.H. Weber] ou de Jean Gerson. Lien mystique-mystère de la foi réactivé par les travaux récents sur la mystique.

- Du XIIe au XVe siècle : apparition et épanouissement d’un sens différent. Mystique se dit de ce qui a trait à l’expérience de Dieu, à sa présence pour le chrétien. Valable dans le cloître (mystique cistercienne et victorine, définition de l’expérience mystique par Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique des Cantiques), puis dans les communautés de femmes (Hadewijch d’Anvers. Ecrits mystiques des béguines, édition et traduction fr. J.-B. Poirion, Seuil, 1954/1994) ; sens pratiqué par les ordres mendiants, et leurs représentants les plus fameux : les dominicains de la mystique rhénane, de leur fondateur, Albert le Grand, à maître Eckhart (Maître Eckhart. Traités et sermons, traduction Alain de Libera, GF Flammarion, 1993).

=> qu’en est-il à l’époque du Mystère de la Passion de Gréban ?

 

b. Gerson et Gréban

- Un demi-siècle avant Gréban, figure marquante de Jean Gerson. Il situe sa pensée théologique entre Denys/Augustin, victorins & franciscains (qu’il signale comme ses maîtres dans l’Annotatio doctorum aliquorum qui de contemplatione locuti sunt, note jointe à sa Théologia Mystica, publiée en 1408), et les dominicains rhénans qu’il rejette, dans la controverse qui l’oppose à Ruysbroeck. Il entretient des rapports problématiques mais capitaux avec la mystique : il en fournit une définition canonique à son époque dans la consideration 28 de sa Theologia Mystica (extensio animi in Deum per amoris desiderium, …motio anagogica, … cognitio experimentalis habita de Deo per amoris unitivi complexum) ; il pense entre autres l’union des démarches affective et cognitive lors de la rencontre de Dieu. [Pour l’étude de sa doctrine, on se fondera surtout sur La Montagne de Contemplation, texte écrit en 1400 à l’intention de ses sœurs ; pour ce texte, et pour le De Theologia mystica, le De Mystica Theologia practica, quelques sermons - De Ascensione, In Die Resurrectione - et lettres - lettre I à ses sœurs, lettres I et II à Barthélémy Clantier sur la controverse avec Ruysbroeck -, édition utilisée : P. Glorieux, Desclée, Tournai, 1960-].

- Gréban : sa formation (études de théologie), puis lors de son passage à Notre-Dame de Paris comme maître de choeur (années 1450) sa fréquentation d’un milieu où perdure l’influence de Gerson, rendent possible sa connaissance de ses textes, du moins des principaux points de sa doctrine. Surtout, les écrits de Gréban, à commencer par son Mystère de la Passion, apparaissent dans le cadre d’une crise de la religion. En marge de la réflexion théologique, se développent le fidéisme et des pratiques dévotionnelles proches de la superstition. A l’instar de Gerson, Gréban tente d’y poser une limite avec sa Passion théâtrale, une œuvre nourrie de sa culture théologique ; c’est la première interprétation, possible, de sa démarche d’homme de théâtre.

 

2. La 4e Journée du Mystère de la Passion d’AG et la mystique

Cette partie de l’œuvre réunit les deux aspects sus-cités : elle se présente comme l’expérience visuelle d’un mystère de la foi.

 

a. L’étude d’un mystère de la foi : la Résurrection

- Thème considéré comme central, comme le prouve le travail des sources bibliques [d’ailleurs plus concentré non pas sur Paul, 1, Cor, 15, mais sur les Psaumes de David, abondamment cités dans la Journée 4, par Dieu le Père, par Notre-Dame, par le Christ ressuscité] ; mais aussi la tradition manuscrite, qui isole cette Journée des autres (titres/nature du prologue).

 

b. L’expérience visuelle de Dieu

Elle consiste à :

- Veoir Dieu : analyse du Prologue. La « veue » constitue le lien entre cette Journée et les autres, présentées comme une série de faits marquants (parmi lesquels, curieusement, la Descente aux Enfers est omise).

- Produire une image de Dieu. « Descrire, traictier, deduire » : termes employés dans le Prologue pour définir le travail effectué sur le thème de la Résurrection. Laquelle ?

La 4e Journée, Journée de la Résurrection, se présente comme une représentation de Dieu. Elle suppose un choix parmi d’autres représentations possibles de ce mystère, abstraites ou sensibles. Ainsi, cette Résurrection a pris place parmi celles qui entouraient AG lorsqu’il écrivit son Mystère de la Passion à Notre-Dame-de-Paris (et notamment, l’image frappante du Dieu ressuscité, au centre du Jugement Dernier qui surplombe le portail central). Contrairement à ces œuvres, celle d’AG choisit de montrer non seulement les principales de ses apparitions, (recensées dans les Evangiles canoniques et apocryphes), mais encore la dernière d’entre elles, la plus problématique : l’Ascension, qui présente la transition entre la terre et le ciel qu’effectue un Christ à la fois humain et divin (son corps est-il fait de matière ? en gloire ? Eléments de discussions théologiques). Arnoul Gréban préfère en outre au modèle byzantin de cette scène (Christ en gloire dans une mandorle) le modèle occidental (Christ dynamique, dont le corps est montré en totalité ou en partie pendant le mouvement qui le mène au Ciel). [Schapiro/Mâle]

=> L’objectif est de définir les caractéristiques de son choix par rapport à la tradition iconographique et à la pensée mystique, et d’en évaluer la portée.

 

3. Expérience mystique et expérience théâtrale

 

a. Paramètres des expériences mystiques

- La vision de Dieu implique une théorie de l’image, dont la qualité principale est la lumière, présente dans la théologie dyonisienne, venue de son néoplatonisme ; sa seconde qualité, tout aussi capitale, est la disparition : le support de la rencontre entre le chrétien et son Dieu constitue une médiation dont le fidèle aspire à se passer dans l’union fruitive. Valable aussi bien chez les théologiens rhénans (théorie de l’image de maître Eckhart = défense du Ohne Mittel) que chez Gerson (la dernière considération du De mystica Theologia practica enseigne à « détourner son esprit des images », « docet spiritum avertere a phatasmatibus »).

- L’expérience mystique a pour finalité la béatitude : immense progrès depuis l’AT ; non seulement voir Dieu ne fait plus mourir (voir comment Albert le Grand explique la vision de Moïse), mais encore la vision de Dieu apporte la joie, nouvelle version de la béatitude vécue par les saints (Hadewijch, Gerson).

- C’est sur la nature de l’expérience mystique que les interprétations divergent :

Cette vision est-elle connaissance de Dieu ? Pour tous les mystiques, la disparition de l’image est liée à la négativité de leur expérience, qui conduit à l’impossible connaissance de Dieu. C’est elle qui fait l’objet de toutes les formulations paradoxales de la mystique (Denys ; mais aussi celles qui ont valu à Eckhart sa condamnation), et qui les mènent à une constatation : l’expérience mystique est indicible, indescriptible (Hadewijch). Mais pour certains mystiques, notamment les mystiques rhénans, l’expérience mystique confine à la connaissance de Dieu, parce qu’elle est une anticipation de la rencontre du divin, dans le cadre d’une opération intellectuelle (Eckhart). La difficulté théorique d’une rencontre de Dieu ici-bas est résolue parce que l’expérience mystique conduit pour eux, et pour d’autres, à une abolition d’eux-mêmes dans le Dieu qu’ils rencontrent.

C’est à ce propos (connaissance de Dieu et perte de soi) que Gerson s’oppose à la mystique rhénane : pour lui, il n’y a pas rencontre de Dieu mais tension de cette rencontre ici-bas. Loin d’entraîner l’oubli de soi, l’expérience mystique est pour le fidèle l’occasion de perfectionner sa connaissance de lui-même, et de sa foi. C’est de cet amendement que provient la joie.

 

b. Rapport de ces paramètres à l’expérience théâtrale

On commentera l’utilisation de ces paramètres par la 4e Journée de la Passion de Gréban. Ils sont le support d’un spectacle où le Christ n’est pas exploité dans sa dimension théologique paradoxale, mais comme le personnage principal d’une image en mouvement. Rapprocher le mystique du spectateur permet alors une définition de la réception, intrinsèquement liée à une définition de l’image, fondée sur l’image de Dieu.

Comme dans une expérience mystique, le spectateur rencontre Dieu lors de ses apparitions aux fidèles, dont il fait partie : la scène crée les conditions d’une visio Dei, qui comprend même un personnage en proie à l’expérience mystique, Notre-Dame. Mais la visio devient une image dans laquelle les paradoxes de la mystique constituent le fondement d’un spectacle à effets, du suspens au comique. Comme dans la théologie mystique de Gerson, le spectateur n’a pas alors pour but de s’abolir dans la représentation du mystère. Il doit au contraire jouer un rôle actif dans sa rencontre de Dieu ; car c’est lui qui crée l’image de Dieu, laquelle triomphe au lieu de disparaître. Il connaît à cette occasion un plaisir mêlé, dont on discutera les rapports avec la béatitude.

 

II. Dieu, personnage principal de l’image théâtrale

 

1. Les conditions d’une vision béatifique

 

a. Evangiles et situation théâtrale

La sidération opérée par le corps de Jésus, mort puis ressuscité, est déjà présente dans les Evangiles. Elle est reprise dans le texte théâtral, par la mise en abyme de la rencontre Dieu-fidèles : les apôtres, les disciples, les trois Marie, Notre-Dame, mais aussi les Justes aux Limbes (32632 sq) et les diables venus sur terre (Satan, Astaroth et Berich) sont à la recherche du corps de Jésus. On analysera la fréquence de l’expression « désir de Dieu », reprise aux mystiques (Hadewijch/Gerson), mais aussi les déplacements. Ils suggèrent que le centre dramatique la Journée est l’Ascension, ultime apparition de Jésus (Schéma des lieux et déplacements de la Journée 4 : le schéma opposera lieux mobiles et immobiles, autour d’un point qui est le tombeau/Mont des Oliviers. Il mettra les déplacements en relation avec l’interprétation de l’Ascension, controversée depuis les Pères de l’Eglise).

=> l’œil du spectateur est guidé par la conjonction des regards dans le désir de Dieu (analyses de la participation du spectateur, travaux de H. Gouhier, H. R. Jauss).

 

 

b. Situation théâtrale et expérience mystique

Parmi ces protagonistes-fidèles, approfondissement du personnage de Notre-Dame. Sa présence aux apparitions et à l’Ascension du Christ n’est pas attestée par les Evangiles. (Rappeler la controverse apocryphe à son sujet, d’Ambroise à la Légende Dorée. Or : elle a été introduite dans la J4, pour figurer la rencontre de Dieu et de la mystique, dont les présente les caractères principaux = l’apparition du Christ ressuscité convertit sa la douleur en joie, équivalent de la béatitude (analyse des répliques, de leur structure et de leur tonalité par rapport à celles de la troisième Journée ; [elle abandonne le ton et le jeu de la lamentation, Planctus mis en théâtre, à Marie-Madeleine]). Surtout, son expérience est présentée comme un accroissement de connaissance ; sa parole n’est pas mise en doute, comme celles des saintes femmes (tradition évangélique, reprise par les Pères, par les apocryphes et par la pièce). Au contraire, elle contribue à organiser le déplacement des fidèles vers le lieu de convergence de tous les regards, le Mont des Oliviers.

=> Comment ces visiones Dei (acteurs-fidèles, acteurs-spectateurs, Notre-Dame) prennent-elles chacune un sens particulier, qui les éloigne de la contemplation mystique de Dieu ?

 

2. De la « visio Dei » au spectacle de Dieu

Sommée de disparaître dans l’’expérience mystique, l’image de Dieu acquiert ici tous les paramètres d’un objet de la connaissance ( développement de la science optique parallèle, par exemple chez Nicolas de Cues). Les paradoxes du corps de Dieu ressuscité sont interprétés comme les ressorts du spectacle.

 

a. La « lumière noire »

Part du sens mystérieux de l’événement dans les Ecritures (discours de Dieu le Père, « et nox sicut dies / plene illuminabitur ») ; mais conduit à un jeu de lumières indépendant de la tradition scripturale.

- La nuit tombe plusieurs fois au cours de la Journée théâtrale, censée contenir 40 jours. Correspond au déplacement du sens symbolique de 40 jours (purification/punition) dans la Bible, vers l’efficacité dramatique (mettre en relief le début de la Résurrection et les principales apparitions de Jésus dans une atmosphère nocturne).

- Tombeau et chartres obscures. Nouvelle exégèse de Jean, 20, 3-10 au sujet des entrées respectives de Pierre et Jean dans le tombeau, v. 29281 sq : ce qui importe est moins le lien voir-croire, qui trahit une faiblesse de la foi, que l’opposition voir-ne pas voir, dedans-dehors ; effet souligné par la fosse de Saint Pierre et la prison de Joseph d’Arimathie. Pour le spectateur, l’intérieur de ces lieux reste dans l’ombre, dans l’inconnu ; en revanche, tous les types de spectateurs (acteurs et public) profitent de la pleine lumière dans laquelle se déroulent l’Ascension et l’installation de Christ près du Père.

=> un fonctionnement qui s’inspire de sources évangéliques, mais les remanie au sein d’une logique spectaculaire reposant sur la surprise, le suspens apporté par le clair-obscur.

 

b. La gloire du corps, ou le principe de l’apparition

- Partir de la définition de Paul, 1, Cor , « avec quel corps reviennent-ils ? », 15, 35 sq : série de paradoxes, corps mortel-immortel. Le corps du Christ ressuscité est nommé glorieux à plusieurs reprises dans la J4, mais sa dimension paradoxale n’est pas traitée de manière dramatique. Il est « de lumiere reffulsy », la blancheur de son costume n’est pas de l’ordre du mystère ; au contraire, elle est redoublement de lumière, accroissement du caractère visible et sensible de Dieu : c’est entre autres de cette façon qu’il devient le personnage principal de la J4. On est loin d’une représentation du corps glorieux par des corps transparents [statuettes de la Visitation affectionnées par certains mystiques] ! La scène élude la difficulté de représentation du corps glorieux, comme le signale le décalage des voix dans le Prologue : le passage à la première personne du singulier qui donne la parole au Christ ressuscité se situe avant la narration de la Résurrection ; on ne sait pas par qui il est assumé (acteur jouant le rôle d’un prédicateur / acteur qui va jouer le Christ). Le décalage des corps et des temps (du spectacle / de l’événement mystérieux) permet de ne pas traiter le paradoxe du corps ressuscité. A rapprocher du passage au style direct du Prologue: parole problématique du Je, se place après la narration théâtrale, et évite ainsi la question de l’identité mystérieuse de ce corps.

- Le principe de l’apparition. Grâce à ses nombreuses apparitions (analyse des didascalies, « se desrober/s’esvanouyr »), le corps du Christ ressucité est traité comme un objet à dérober ou à offrir aux regards ; ce n’est pas le lieu d’un mystère, mais un objet de désir et de connaissance. Les disparitions du Christ déjouent la question des diables : « l’esperit Jesus » leur a échappé dans la Descente aux Enfers ; « et son corps ? », v. 28819 sq., se demandent-ils maintenant. Si la Descente aux Enfers n’est pas mentionnée dans la récapitulation des événements de la J3, c’est parce que la J4 se concentre sur la représentation du corps, et non sur celle de l’âme. Or : le corps est exploité comme élément sensible, mobile, et c’est dans la fréquence de ses apparitions que réside la puissance de Dieu devenu personnage théâtral. La discussion de Grégoire le Grand, qui instaure l’indépendance du Fils dans l’Ascension (« nimirum super omnia sua virtute ferebatur », Homiliae in Evangelia, plus besoin de la main secourable du Père, qui le tirerait vers le Ciel) est intégrée au dispositif spectaculaire. Ainsi, la question du fonctionnement des apparitions est posée à plusieurs reprises par les disciples, et résolue par cette toute-puissance (v. 32à39 sq ; v. 32975-84, pendant l’Ascension, qui s’effectue « sans engins humains abuser », mais aussi « sans soy grever ne traveiller »).

 

c. Voir/croire : le triomphe de l’image

La discussion évangélique du « voir sans croire » (Marc, Jean notamment) est reprise à un moment de la pièce (exégèse détaillée de ce thème dans la scène des Pèlerins d’Emmaüs), pour mieux être mise de côté dans le dispositif global installé autour du corps de Jésus. Dans le mystère théâtral, il faut voir pour croire : les personnages-disciples et le public sont à cet égard confondus, et c’est à ce prix que la pièce remplit sn office didactique. En définitive, le corps du Christ ressuscité dans la J4 pose les problèmes de la visualité et de la foi de manière parallèle, indépendante. Ce corps constitue une image, pour laquelle tous les moyens sont réunis afin de la « donner à voir » de la façon la plus efficace. La visio Dei est alors spéculation sur le miracle des apparitions, et non contemplation du mystère de la Résurrection.

Cette interprétation éclaire le choix de Gréban par rapport à la tradition iconographique de l’Ascension. Il choisit de ne pas représenter seulement les pieds, mais aussi la tête et les jambes du Christ. Sa robe est ornée d’une représentation des Justes, fait partie de la machine qui dissimule la partie médiane de son corps au spectateur, et qui l’élève vers le Paradis. [Rappel : cette hypothèse vient de la didascalie du Mystère de la Résurrection, ed. P. Servet, et non de la Passion d’AG ; mais on peut imaginer une mise en scène de même type, sinon pourquoi les patriarches « se doivent absconcer », ap 32974, si ce n’est parce qu’ils ne peuvent pas apparaître aux côtés de leurs doubles figurés sur la robe ?] Par conséquent : le corps de Dieu est considéré comme objet, livré au spectateur dans le cadre d’une expérience qui le conduit à une connaissance ; il peut rendre compte de ce corps comme d’une merveille, qu’il perçoit sans en comprendre le fonctionnement. Faite de sensible, la représentation choisie accepte de s’adresser aux sens du spectateur ; elle n’est pas symbole (ce qu’étaient les représentations de l’Ascension par un corps fragmenté dont on ne retenait que les pieds - l’essentiel est caché - ou la tête - lieu de la spiritualité -, cf article de Meyer Schapiro sur les types d’Ascension, et J. M. Tézé, Théophanies du Christ, Paris, Desclée, 1988), et à ce titre n’est pas vouée à la disparition. En cela, on peut parler d’un triomphe de l’image, qui oppose l’image de Dieu présentée dans la Passion à l’image de Dieu perçue par le mystique.

 

 

3. La vision active, fondement de l’image théâtrale

L’image de Dieu ainsi conçue a pour fonction de retenir l’attention du spectateur. Il y effectue une expérience différente dans sa nature et dans sa finalité de l’expérience mystique. Cette expérience implique, une faculté de synthèse qui produit une image en continu, du point de vue spatio-temporel : il donne une vie à l’« image », qui ne peut plus être synonyme de statue.

 

a. L’espace, le temps, et la représentation iconographique

- Non seulement l’image théâtrale privilégie la représentation réelle sur la représentation symbolique, mais par nature, elle ignore la séparation des concepts que permet la spéculation intellectuelle, ou l’instantannéité de la représentation picturale. Elle existe dans la continuité, qui est celle de la représentation. A l’Ascension succède une Trinité : c’est-à-dire qu’au théâtre, le Fils vient s’asseoir aux côtés du Père, et que la dimension mystérieuse de ce thème théologique est supplantée par une discussion sur la prochaine descente de l’Esprit Saint entre Fils et Père. Le souci principal est celui de la composition d’une série d’images, rendue cohérente par une continuité que lui donne le spectateur ; mais cette cohérence, précisément, défie l’interprétation mystique de la rencontre de Dieu (subite et inexplicable, Bernard de Clairvaux, Hadewijch).

- L’image et la fable théâtrale. Le tissu des images permet à la fable théâtrale de se dérouler jusqu’à la fin de la J4. Les apôtres en créent une autre, immédiatement après l’Ascension (et avant la Trinité en action) - v. 33017 sq -. Ils orientent l’attention du spectateur vers l’élection de Mathias et la descente de l’Esprit Saint, c’est-à-dire vers la suite de l’histoire ; ainsi, ils montrent que la fable théâtrale, pour exister jusqu’à la fin, se dissocie de la question mystique de la rencontre de Dieu. Elle respecte la logique du visible, et à ce titre ne conduit pas le spectateur à s’absorber dans la contemplation de Dieu.

 

b. La béguine intégrée à l’image théâtrale

La meilleure preuve en est que l’expérience mystique est intégrée à l’image théâtrale : analyse de l’ultime image de Marie. Telle une béguine face à Dieu, elle se taît, reste en place jusqu’à la fin de la pièce. Intégrée à l’image des Justes montant au ciel sur la robe de Jésus (Hadewijch). Absorbée par l’image de Dieu, elle l’est au sens propre ; mais de ce fait, elle ne s’offre plus au spectateur comme un modèle de la réception, mais comme un objet de contemplation esthétique, au même titre que les autres éléments du spectacle.

=> dissociation définitive de l’expérience mystique et de l’expérience du spectateur.

 

c. La béatitude en question

Parmi les modèles de la réception qui lui restent, le spectateur est sommé de choisir : entre les diables tombant à la renverse devant « l’horreur »de la Résurrection, catastrophe spirituelle, et les apôtres tendus dans l’attente du signe du Seigneur. Il ne peut plus être un mystique ; il ne souhaite pas devenir un diable, et mal juger l’image de Dieu ; il ne lui reste plus qu’à attendre la venue de l’image de Dieu, peut-être lors de ce Jugement Dernier auquel le spectacle de la Passion a pour fonction de le préparer. Dans aucun cas le « désir de Dieu » qu’il peut éprouver n’est synonyme de sérénité ; suivant les formes que prend cette image (apparition subite ou tableau développé dans le temps), il éprouve le suspens, et le désir de connaître cet objet, voire d’en percer le fonctionnement merveilleux. Responsable, il l’est non seulement de la temporalité de l’image de Dieu, mais encore de la nature que son regard peut lui accorder ; désirée, merveilleuse, jamais mystérieuse comme le serait cette image dans le cadre d’une expérience mystique.

 

Conclusion

Didactique, comme le fut aussi le travail de Gerson dans sa théologie mystique et sa direction de conscience, la vision du spectateur est un acte, et non une expérience passive de Dieu. Dans cet acte, il prend conscience de sa fonction, qui est de donner à l’image de Dieu de nouveaux paramètres spatio- temporels. Son regard permet à cette image de prendre son autonomie par rapport aux représentations du mystère de la Résurrection, qu’elles soient iconographiques ou spirituelles. C’est dans ce dispositif qui lie de manière nouvelle l’image de Dieu à l’œil du spectateur que se loge la nouveauté de cette image du Dieu ressuscité, notamment lors de l’Ascension. La représentation théâtrale d’un mystère de la foi échappe au silence équivoque de la mystique. Mieux : cette image prend naissance au moment où l’expérince mystique se taît. On verra donc pour finir lr rôle capital des Psaumes et de la musique dans la J4, comme la signature grébannienne de cette version de la Passion, qui substitue à la théologie pure les instruments d’une esthétique qui repense l’Evangile, comme une série d’images en musique, en corps et en mots.

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