Konrad Schoell (Erfurt)

Les personnages-abstractions dans les farces

Mes réflexions sur le théâtre dans ses formes les plus réduites m’ont conduit à plusieurs reprises aux confins d’un théâtre abstrait. Le théâtre abstrait serait celui qui se baserait entièrement sur la dynamique des mouvements en accélération, en stagnation ou en chute comme c’est le cas pour la musique, la pantomime ou le ballet. Il s’appuierait sur les formes, les couleurs et la lumière dans leurs rapports, gros plan et prise de détail, forces conjointes et contrastées, lignes de fuite, perspective et rupture comme les arts plastiques et notamment la peinture, mais comme sait le faire aussi la cinématographie.

De telles tendances que j’avais essayée d’indiquer dans un article sur Samuel Beckett ne semblent pas être le fait de la farce, genre dramatique tellement plus mimétique, réaliste et, par cela même, populaire, comme on l’a assez souvent souligné. (Schoell, La farce du quinzième siècle). En réduisant la farce à sa structure fondamentale, à des schémas essentiels, on peut cependant être amené à la considérer comme cette „machine à rire" mise en valeur par Bernadette Rey-Flaud, dont le contenu se réduirait à la tromperie. (La farce ou la machine à rire) Mais justement, dans ces essais de schématisation, il s’agit de réductions faites post festum par les critiques. L’abstraction est beaucoup plus un moyen d’analyse apporté par la science littéraire qu’une forme de l’écriture - et de la réception immédiate, je suis tenté d’ajouter, bien que celle-ci est une des grandes inconnues. Toujours est-il que le genre de la farce de par sa structure simple et peu variée se prête à telle réduction.

Mais il n’y a pas lieu ici de parler de la structure des pièces - abstraite ou non -, mais, dans le cadre de nos débats sur l’allégorie, de la présence des personnages et de leur caractère quelquefois abstrait. Et je ne prétendrai nullement que les personnages-abstractions que nous retrouvons dans certaines formes théâtrales et en l’occurence dans quelques farces, indiqueraient un théâtre abstrait. Au contraire, pourrait-on presque dire, car les personnages-abstractions sont des concrétisations de qualités ou plus souvent de défauts, de lignes de comportement ou même de notions génerales. Le cas est patent pour les moralités et leurs personnifications, mais on s’en approche aussi dans un certain nombre de farces, et non seulement dans des exemplaires intermédiaires comme les indique la désignation de „farce moralisée".

1. En relisant les farces françaises ainsi que les jeux de carnaval allemands, mon intérêt premier, ces dernières années, s’attache au degré d’individualisation réalisé dans ces pièces comiques. Point n’est besoin de souligner encore que le théâtre comique, et avant tout ses formes sommaires, dont la farce, tend à mettre en scène des types, types psychologiques ou types sociaux. Mais il me paraît abusif de prétendre globalement que les personnages de la farce ne sont que des marionnettes, de petites roues dans une mécanique.

Tandis que, dans ma communication à Odense, il y a trois ans, j’avais essayé de dégager, dans certaines farces, les traits de caractère particuliers indiquant la voie vers une représentation d’individus, je m’efforcerai dans ce qui suit de démontrer que le même genre comique, poussant l’autre extrême plus loin que le type, arrive à présenter des personnages abstraits qui n’existent sur scène qu’en tant que réalisations d’une qualité, d’un comportement ou même d’une notion. Reste à analyser dans les textes s’il s’agit d’allégories comme dans la moralité ou s’il faut y voir plutôt des stéréotypes.

Il est évident, mais je tiens à le souligner encore, que les évaluations tant soit peu historiques souffrent gravement de la rareté de documents sur les représentations et la réception par les publics. Ce qui nous semble abstrait et quelquefois difficile à décrypter, peut avoir été d’une évidence directe à l’époque. Car nous savons bien que le public de la fin du moyen âge avait pris l’habitude séculaire de reconnaître les allégories tirées de la doctrine chrétienne et visualisée par exemple dans les sculptures et les vitraux: les sept péchés capitaux et les quatre vertus cardinales, la porte large et la porte étroite, le monde et la foi...

 

Ayons l’audace, toutefois, d’établir une sorte de gamme de la représentation des personnages pour le théâtre comique, perçu par un public éduqué à l’école de Shakespeare et de Molière. Il y aura donc au sommet de l’échelle des personnages de comédie des caractères avec des traits réitérés, mais en même temps dotés de qualités individuelles et capables d’une évolution. Ce sont eux qui donnent lieu à ce niveau de comique estimé le plus élevé, le comique de caractère. Nous pensons évidemment à l’exemple du misanthrope Alceste. On dira couramment que déjà par le fait de la brièveté du genre, donc en raison du manque de développement possible, des personnages aussi complexes ne pourront trouver leur place dans la farce, ni dans la commedia dell’arte, ni dans le vaudeville, etc. Cependant on peut trouver des traits conduisant vers une individualisation. (Voir ma communication d’Odense „L’individu et le groupe social dans la farce")

A un degré moins individuel, donc plus général, je placerai les monomanes, personnages qu’affectionne beaucoup la comédie classique, très développés, mais dominés par une idée fixe, „raides" dans le sens de Bergson (Le rire), tel Harpagon. Poursuivant cette même ligne de généralisation progressive, et tout en répétant qu’on aurait du mal à tirer des lignes de démarcation fixes, on arriverait aux types, catégorie dans laquelle à l’avis de beaucoup, on pourrait intégrer l’ensemble des protagonistes du théâtre comique. Des types psychologiques sont la coquette, la prude, l’hypocrite, le vantard; des types sociaux et actuels à certaines époques sont par exemple le financier, le chevalier d’industrie, la femme savante, etc.

En se référant à la commedia dell’arte on en distingue volontiers les tipi fissi, ces personnages-masques, autrement dit: les stéréotypes, comme Pantalone, le marchand vénitien et vieux père, et le dottore bolognais caractérisé surtout par sa loquacité; mais on peut y ajouter le type ancien et présent dans toutes les littératures du miles gloriosus dont la farce montre un avatar dans le franc archier. Du côté de la farce, on a beaucoup insisté sur le fait qu’il s’y trouvait aussi au moins un de ces types fixes dans le personnages du badin. (Voir Mazouer: Le personnage du naif..) Pourtant et surtout si l’on considère tous les naifs comme représentants du même type qu’ils soient appelés Badin ou Mimin, Pernet ou même simplement le Valet ou le Mari, les contours risquent de s’effriter. Le type est aussi bien un garçon ou un adolescent, fils à maman, qu’un mari, un campagnard inadapté qu’un valet simple - ce qui le rend le type même de la victime. De toute façon, et dans toutes les époques du théâtre comique, les personnages de valets exigent une analyse particulière. Au-delà des types et des stéréotypes, c’est ce que je voudrais démontrer, se placent des personnages moins développés qui ne sont pourtant pas seulement des emplois (comme l’entremetteuse, comme l’amoureux), mais qui vivent sur un tout autre plan en tant que réalisations de qualités ou de défauts, comme je l’avais déjà dit. Il s’agit donc sans contredit de personnifications. Mais il y a lieu d’introduire un distinguo catégorique. (Cf. Werner Helmich, Die Allegorie im französischen Theater des 15. und 16. Jahrhunderts, Tübingen 1976, 9) Une personnification qui ne prendrait pas forme en tant que fiction et ne consisterait que dans un nom, ne constitue pas une allégorie. Dans une représentation théâtrale, il est vrai, il est inévitable que les personnifications prennent forme (humaine), mais le degré de cette présence et le rapport entre la personification et la signification latente peuvent être très divers.

Le premier indice pour une personnification est certainement le nom; prenons les exemples comme Malle Patience (No. 57 du Répertoire des farces francaises de Bernard Faivre, 1998), Amour et Convoitise (No. 102). Mais attention! Il faudrait se mettre à la place d’un spectateur du XVe siècle qui n’a en main ni programme, ni la liste des personnages ni le texte de la pièce avec les indications des interlocuteurs. Comme les farces, elles-mêmes pièces brèves, n’étaient probablement pas introduites par des parades, il faut regarder dans les textes comment et à partir de quel moment les personnages sont nommés ou se nomment eux-mêmes. En suppléant à ces renseignements ou en tant que renfort, il put y avoir eu des signes nonverbaux conventionnels ou faciles à comprendre, peut-être tirés de la représentation iconographique: un Capitaine Mal en Point (21) ou une Peu Subtile (104) pouvaient être présentés plus ou moins nettement par des moyens sémiotiques. L’Amoureux, le Galant, le Glorieux presque autant que le Badin, le Curé, le Savetier, retrouvaient leurs attributs conventionnels. On imagine facilement qu’une troupe habile et un public habitué à l’allégorie ont pu s’entendre sur des signes optiques pour aider à cerner Lourdaud et Tard Habile (86). Pour certains personnages, il ne s’avère guère plus difficile d’ajouter des signes acoustiques, des singularités de prononciation et de rhétorique comme Réjoui d’amour et Tendrette (147). Les trois matamoros le Capitaine de Sot Vouloir, le Seigneur de Petit Pouvoir et le Soudard de Froit Hamel (94) se présenteront selon leur type.

Plus important pour la bonne compréhension me paraît-il de reconnaître la constellation des personnages-abstractions. Tandis que quelquefois ils se présentent par couples contrastés comme Beaucoup Voir et Joyeux Soudain (17), Dire et Faire (144), dans la plupart des farces qui nous intéressent dans ce contexte, il y a un dédoublement du même type fondamental. Les personnages conceptuels paraissent en couples de la même verve: Cauteleux et Barat (22), Lourdaud et Tard Habile (86). De ce fait résulte une certaine répétivité qui à la fin pourrait être lassante, mais qui dans les meilleurs cas contribue à accentuer la signification des personnages et en même temps le conflit et la valeur de l’action.

Parlons de l’action et de sa relation avec les personnages-abstractions. Comme cela a été dit précédemment, s’il n’y avait que les noms - et encore pas toujours prononcés! - les personnifications resteraient conceptuels et très peu dramatiques comme dans plusieurs types de débats par exemple. (Sur les débats, cf. Jean-Claude Aubailly, Le monologue, le dialogue et la sottie, Paris 1976) Dans la farce aussi nous trouvons des exemples qui n’introduisent des personnages-abstractions que sous forme de noms et très peu engagés avec leur qualité ou comportement dans l’action comme la petite fille Paix (122). Mais d’un autre côté il y a des personnages qui mènent l’action et ceci en accord complet avec leur nom et leur rôle, fonctionnant donc comme manifestation active de la qualité ou du comportement comme Cauteleux et Barat (22), Débat (24), Dire et Faire (144).

2. La farce „Les Chambrières" (24) met en scène à côté des deux chambrières Marguerite et Guillemette le personnage allégorique de Débat qui intervient comme trouble-fête, et Frère Pierre pour les réconcilier, le cordelier qui, pour une fois, a le beau rôle. Les deux servantes sont très peu différenciées. Se rencontrant le matin à la fontaine, elles s’adonnent à médire de leurs maîtres. Intervient le personnage masculin de Débat qui, pour en ce cas n’a aucune prétention amoureuse, mais n’entre en scène que pour semer la discorde. Ce personnage est nettement allégorique et fonctionne à sens unique. En l’absence de l’une des chambrières il en dit du mal à l’autre et il fera la même chose inversement un peu plus tard. Entre ces deux petites scènes il n’hésite pas à découvrir son jeu dans un aparté-commentaire:

Esmeue est à la bonne foy:

Tantost y aura beau sabat!

Entre [e]lles oncques debat

Ne fut veu, mais aller me fault

A l’autre livrer ung assault

Et luy eschauffer la cervelle. (252-257)

Débat se réjouit de la dispute qui s’élève entre elles et qui se renforce jusqu’aux coups. Mais le cordelier le met en fuite et réussira à apaiser les deux femmes batailleuses. Il leur donne le bon conseil:

Laissons Debat, il ne vault rien,

Chassons-le et le baton[s] bien,

Car il est de faulce nature. (438-440)

La fin évidemment est didactique: sous l’influence du bon cordelier, les deux filles non seulement battent Débat et le chassent de commun accord, mais elles se réconcilient facilement, et tout se conclut avec une leçon à l’auditoire, moralité à la française:

Tenons mesure,

Et puis, que disner on s’en voise!

De Debat [n’y doit] avoir cure

En bonne compaignie françoyse!

La brève farce grivoise „Les femmes qui font rembourrer leur bas" (55) met en scène les deux femmes sans noms ni individualité, et face à elles deux hommes plutôt passifs et encore moins différenciés entre eux puisqu’ils ne font curieusement qu’un étant nommé l’un Espoir et l’autre De Mieux. Ce sont les femmes qui abordent les hommes et qui, à la fin, les paient pour leurs ouvrages. Ce qui montre le plus nettement que si la première des femmes les avait appelés „gentils seigneurs" (41), c’était plutôt par dérision. Ils pourraient être des nobles fauchés, mais ils ressemblent beaucoup plus à des aventuriers. Bien que ces deux personnages soient allégoriques, la farce elle-même n’a rien d’une moralité, ni dans le sens religieux, ni dans le sens édifiant. Tout au contraire, elle est une des plus explicitement érotiques et des plus carnavalesques dans le sens du monde à l’envers.

Tandis que dans ce cas unique une allégorie se voit coupée en deux personnages, dans la farce, érotique elle aussi, de Pierre Gringore „Raoullet Ployart" (144) deux personnages allégoriques représentent deux comportements opposés: Dire et Faire. Sous cet aspect, cette farce n’est que la mise en scène d’une locution, procédé bien connu dans le répertoire de la farce: „Il vaut mieux faire que dire". Les deux personnages masculins Dire et Faire sont engagés par Doublette à labourer sa vigne, travail auquel son mari Raoullet Ployart ne peut plus satisfaire. Si l’on ne croit pas à une mesure de décence de la part de l’auteur, on peut se demander en quoi les noms allégoriques contribuaient à la réception de la farce.

Beaucoup de personnages de farce portent des sobriquets dépréciatifs indiquant leur défaut principal ou leur situation pénible sans pour autant pouvoir être considérés comme abstraction ou allégorie. Ainsi Mince de Quaire (116) est un homme en quête d’aventures, mais en manque d’argent - juste un écu pour attirer la proie féminine.Les deux chambrières profitent de sa dernière pièce tout en se moquant de lui.. Léger d‘argent ( 85) est dans une situation pécuniaire comparable, mais moralement beaucoup plus infecte. Non seulement se vante-t-il de sa noblesse et de ses richesses imaginaires, mais il n’a pas la moindre honte à voir sa femme partir retrouver son amant et se faire payer. On s’imagine facilement que dans la farce de Lucas (88), le personnage du Bon Payeur porte son nom par antiphrase, car lui aussi souffre de la bourse vide.

Un autre groupe de personnages se voit souvent distingué par des sobriquets dépréciatifs: les coquins, larrons ou voleurs. Dans la farce qui porte comme titre justement Les Coquins (37), ils sont au nombre de trois, Maulevault, Pain Perdu et Pou d’Acquest. Dans leur cas cependant les noms- attributs ne couvrent pas leurs manques majeurs, car ils sont tous les trois affectés d’états de santé peu attirants: ils ont respectivement des poux, la teigne et de la morve - ce qui jouera un rôle important dans l’action. Bien que leurs sobriquets indiquent eux aussi leur état misérable de vagabonds ou de clochards, ils ne représentent pas, en tant qu’allégories, les défauts à développer au cours de l’action de la farce.

Nous nous approchons de quelques farces, dans lesquelles un ou deux des personnages principaux ne portent pas seulement des noms ou des sobriquets dérivés de leurs défauts ou attitudes fondamentaux, mais qui peuvent être interprêtés comme l’incarnation même de telle qualité ou comportement. Un bon exemple en est Réjoui d’Amours.(147). Cette farce à trois personnages pourrait être apparentée à tant d’autres mettant en scène le triangle érotique: mari, femme et amant. A la considérer dans cette lignée, on a droit de s’étonner de la fin de l’action, qui, pour une fois ne voit le triomphe d’aucun des personnages. Bernard Faivre dans sa brève analyse souligne avec raison que cette fin ajoute un accent ironique au titre de la pièce, car tous les trois semblent guéris de l’amour et „aucun ne la termine ‘réjoui d’amours’" (Faivre, 379) Mais il faut aussi et d’abord regarder de près les trois premiers quarts du texte. Il est vrai que le personnage de Gautier Guillaume (un nom qui revient dans le répertoire et semble être le nom de scène d’un acteur) ne se distingue guère de tant d’autres maris de farce et paraît être la victime prédestinée d’une intrigue amoureuse, le cocu en herbe. Ayant appris que son ami s’apprête à lui mettre les cornes, sans connaître la victime d’ailleurs, il montre des réactions beaucoup plus fortes que la plupart de ses confrères en cocuage: de rage il met le feu à toute la maison. Sa femme Tendrette, quant à elle, a beau faire l’éloge du mariage dans sa première scène, se croyant seule, elle se présente en même temps déjà comme sûre de sa beauté et en tirent vanité. Si donc elle refuse d’abord les offres d’amour de Réjoui, et ceci à plusieurs reprises, la raison en semble être davantage la peur du qu’en dira-t-on que la grande fidélité à son mari. Elle n’attendra que le grand serment de l’amoureux de tout garder le silence pour promettre de se rendre:

Aussi grant tort

Aurès de faire aultrement

Et de cest heure proprement

Ma seul amour je vous octroye. (242-245)

Le troisième et le principal personnage de son côté doit nous intéresser davantage, car c’est l’exemple d’un personnage-abstraction; Réjoui d’Amours dont le nom apparaît d’abord prononcé par Gautier (v. 185) et puis repris par lui-même (v. 288). Le type est tout contenu dans sa qualité maîtresse. Il est l’Amoureux comme tant d’autres, mais par contraste aux autres amoureux des farces, au début de la pièce, il est à la recherche de la femme idéale dont il fait un portrait flatteur:

Aultre chose je ne desire,

Ung corps traictis, long, assez plain,

Tetins rond[s], menuecte main,

Une chair blanche comme naige,

Pour belle femme je la plaige,

Femme comme prou desirée. (38-43)

C’est un amoureux idéaliste qui cherche un objet à son désir d’amour. A la vue de Tendrette il éprouve le véritable coup de foudre. Il ressent les états de la pathologie amoureuse que nous connaissons de la poésie lyrique, et il demandera à la femme de le secourir et de le grâcier. Devant l’image de la beauté, ayant recours à un topos, il ne lui reste qu’à avouer l’insuffisance de sa description:

Quoy, la plus belle femme

Qui fut oncques depuis Helainne,

Une myne de beaulté plaine,

Source de parfaicte nature,

C’est la plus belle creature

Que mon parler n’y peut souffire. (160-165)

La comparaison avec Hélène comme quelques autres allusions à la mythologie, ainsi que tout un appareil rhétorique désignent le personnage (et surtout son inventeur) comme possédant de la culture (et pourrait nous amener à croire à une date de l’écriture tardive). Peu après, et toujours devant Gautier, il en fera un portrait plus personnel. Ce n’est pas un personnage qui ne cherche que l’aventure et le plaisir, mais il a tendance à élever la femme, cette femme dont il est épris, à un rang supérieur. Heureux d’avoir trouvé son idéal, il est vraiment „réjoui d’amour" et promettra le silence. Malheureusement, poussé par le trop-plein de ses sentiments et par les questions de son ami, il révèlera le nom de son adorée, et justement à son mari. A partir de cette scène l’action nous remet dans l’atmosphère connue de la farce: les amoureux s’apprêtent à prendre leurs ébats, mais Gautier, le mari, arrive.Tendrette a l’idée de cacher Réjoui, qui tremble de peur et voudrait mourir, dans un sac. La fin verra un Réjoui plein de regrets, sinon de remords:

Aussi ai-je fait meschamment,

C’estoit la femme proprement

Ad cil à qui mon cas disoye. (368-370)

Un exemple tout différent de farce à personnages-abstractions est Regnault qui se marie à Lavollée (146). Comme tant d’autres farces, celle-ci ne semble être que la mise en scène d’une locution proverbiale. Et en fait, elle est ponctuée par une chanson dont Halina Lewicka a retrouvé l’original (H. Lewicka, Etudes sur l’ancienne farce francaise, Paris-Warszawa 1974). C’est une farce expressément antiféministe, et qui ne fait pas défaut de citer deux des textes de références de cette tendance: Les Lamentations de Matheolus et la seconde partie du Roman de la rose: L’action est mince et bien simple. Contre l’avis de ses deux compagnons, Regnault pense à se mettre en mariage sans encore avoir trouvé la femme qui lui convient. Mais Lavollée paraît et réussit à le séduire dans la minute, tant et si bien que le prêtre qui le lui déconseille aussi, devra hâter la cérémonie pour que le couple puisse satisfaire ses désirs: „Alons m’en coucher vistement!" (283) Lavollée est la femme séduisante et rapide. „Comme elle entre en soursault!", en dira Godin (242). Mais elle est surtout le proverbe devenu personnage. Pour que personne ne perde cette signification, l’expression „se marier à Lavollée (à la volée)" est répétée 6 foisdans les 60 derniers vers de la farce qui en comporte 311. Des trois „mignons", Regnault est un personnage réel. Tandis que Réjoui était le grand amoureux, Regnault est l’épouseur plus sensuel. Mais ce sont ses deux amis qui attirent surtout notre attention: Godin Falot (Joyeux Compagnon, selon Faivre) et Franc Arbitre dont les noms sont prononcés dès les vingt premiers vers. Tous les deux sont des personnages allégoriques représentant la vie joyeuse et libre que Regnault avait mené jusqu’alors. Dans toute la première scène, dans ce qui est une sorte de débat à trois, Godin Falot et Libre Arbitre mettent Regnault en garde de ce qui l’attend en tant qu‘ homme marié. Il sera assujetti par sa femme, sous tutelle, il y aura des disputes entre eux, elle le fera faire de grosses dépenses, elle le trompera peut-être avec le curé, elle aura des enfants dont il ne sera pas le père mais dont il portera le fardeau - et tout le reste des reproches traditionnels de l’antiféminisme. Mais surtout en se mariant il perdra ses deux compagnons: Godin Falot, donc la bonne vie insouciante, et Franc Arbitre, la liberté. La première partie, quatre cinquième de la pièce, est donc vouée à ces deux allégories et dénonce les avatars du mariage, tandis que la dernière partie concentrée sur Lavollée met en garde contre le mariage précipité. Cette pièce se place à l’extrême limite de la farce proche de la moralité. Elle se veut carrément didactique aussi, mettant en évidence la sottise de Regnault comme exemple à ne pas suivre:

MESSIRE JEHAN

La substance soit recollée,

Que Regnault ainsi qu’ung vray<sot

S’est marié à Lavolée,

Habandonnant Godin Falot.

CLÉRICE

De s’être marié si tost

Franc Arbitre a abandonné.

Chantant

............................................

Exemple, mignons, y prenés

Car de luy comme d’ung trespassé

Chantons: Requiescant in pace. ((297-302; 307-309)

La dernière farce à nous occuper, tirée elle aussi du Recueil Cohen, est celle de Cauteleux, Barat et le Vilain (22). Gustave Cohen était d’avis que c’était en vérité une moralité ce qui fait preuve d’une conception fort restreinte de la moralité, qui ne tient pas assez compte de l’aspect important du didacticisme du genre que des critiques plus récents mettent en valeur (Helmich, Alan E. Knight, Aspects of Genre in Late Medieval Drama, Manchester 1983). D’autres critiques après Cohen, surtout F. Lecoy, ont réintégrée Cauteleux, Barat et le Vilain dans le répertoire de la farce, et j’ajouterais volontiers qu’elle en est un excellent exemplaire.

Il est vrai qu’on trouve quelques rares mots didactiques à la fin de la farce dans les derniers vers de Barat, chantés ceux-là:

Il n’est autre vie

Que baraterie,

Vous le voyés bien,

Mais la fin n’est mye

Bonne, quoy qu’on die,

Aussi les moyens. (412-417)

Et de nouveau:

Seigneurs, je vous prie,

Que nul ne se fie

En si mauvais art,

N’aussi en envie

Qui gaste la vie,

Feu le brusle et art. (424-429)

Mais ces quelques vers ne sont pas capables d’apposer leur empreinte à toute une suite d’actions, de tromperies farcesques donc aussi dans le sens restrictif de Bernadette Rey-Flaud. Curieusement d’ailleurs le personnage qui avait souffert des mauvais tours, le Vilain, n’ajoute aucun commentaire final critique, mais seulement le mot d’excuse pour les imperfections du jeu.

En analysant d’abord le rôle de ce personnage, on se rend compte très vite qu’il est l’exemple le plus parfait de la victime de farce. C’est le naif qui se caractérise par ses rapports avec les animaux, en l’occurence non pas un chat, mais son âne du nom „humain" de Martin, avec lequel il parle comme avec un valet ou avec un enfant. Il est pieu, fait des prières et face à des faits incompréhensibles superstitieux, de sorte qu’il croit facilement aux revenants. Il est crédule et se fait volontiers mettre dans le sac. A la fin de la seconde intrigue il se résigne à la perte et accepte donc d‘être encore dupé par les deux trompeurs.

Cauteleux et Barat ne manquent pas à leur vocation de trompeurs qu’indiquent leurs noms. La présentation de Cauteleux par lui-même au début de la pièce est très expressive et sincère:

Je m’en vais à l’adventure,

Sans bruit mener, voulant, tout coint,

Par les voyes. Car ma nature

Est de frauder toute créature,

Mais qu’il n’y appercoyve point,

L’en le voit bien à ma nature

Que ne dit mot, mais elle point. (10-16)

A la demande de Barat qu’il rencontre par hasard, il révèle son nom, et l’autre fera de même. Mais ils s’étaient déjà reconnus à leur aspect extérieur comme „pétris de mesme paste" (37). Il y a là une belle quantité d’avertissements au spectateur, bien que nous ne sachions rien sur leur costume ou les accessoires qu’ils portent avec eux. La présentation qu’ils font d’eux-mêmes et les sobriquets cependant ne suffisent pas à n‘y voir que des personnages allégoriques ou encore des abstractions. Il faut reconnaître d’abord que, bien que de la même pâte, il y a beaucoup de traits distinctifs entre eux. Tout d’abord, et dès la présentation, Cauteleux est celui qui prend les initiatives. C’est lui qui invente les trois intrigues, en mène seul la première, et attribue son rôle à Barat dans les deux autres. On y retrouve la structure fréquente de la farce qui consiste à d’abord établir un projet et de le présenter en termes clairs pour la bonne entente du public, puis de faire suivre l’action. Barat de son côté remplit le plus souvent le rôle de commentateur, admirant les ruses et finesses de son compagnon, au début même par anticipation, avant qu’elles n’aient eu l’effet voulu:

Je ne vis onc homme plus fin

Que mon compagnon, par mon âme. (87-88)

Et en parallèle après le second mauvais tour joué au Vilain: „Je ne veis oncques mieux ouvrer."( 267) Mais Cauteleux lui-même ne pèche pas de modestie, plutôt fera-t-il son propre éloge:

Il n’y a au monde si parfait,

Comme moy ... (143-144)

Les trois intrigues sont donc graduées en ce qu’elles impliquent de plus en plus la participation des deux trompeurs. Dans la première, il n’y a que le jeu de Cauteleux en âme du Purgatoire qui vivait sous forme d‘âne et se dit maintenant libre (Lecoy en a découvert des antécédents narratifs), dans la deuxième Barat joue un ancien camarade apportant la mauvaise nouvelle de la mort du père de Cauteleux – ce qui conduira celui-ci à détruire les pots du Vilain, et dans la troisième c’est Barat qui exécute le jeu rusé comme personnage qu’on avait mis dans le sac pour le faire abbé. La suite de ce tour verra l’action concertée des deux coquins qui unissent leurs forces pour rosser leur victime innocente.

On pourrait continuer à analyser la pièce en indiquant des traits farcesques dans les milieux dans lesquels se meuvent les personnages, comme le marché décrit de facon réaliste, et le clergé dérisoire dont la critique est évidente. Tout contribue à en faire une farce modèle, et les personnages, bien qu‘allégoriques, sont en même temps tirés de la réalité, du moins telle que la farce aime à la présenter.

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